L’AJPF a
accueilli jeudi 27 mars 2014 Thomas Burelli, juriste et doctorant à
l’université d’Ottawa et à l’université de Perpignan, à l’occasion d’une
mission en Polynésie française. Il était accompagné par Tamatoa
Bambridge, chargé de recherche au CNRS. Cette rencontre a permis un échange de vues entre
juristes et anthropologues sur la question de l’utilisation des
ressources génétiques et des savoirs traditionnels associés et les moyens pour
que cette utilisation se fasse dans le respect et au bénéfice des
populations autochtones.
De la responsabilité et de la capacité des chercheurs et des communautés autochtones pour la régulation de la circulation des savoirs traditionnels
Les lacunes juridiques comme espaces d’opportunités normatives
Thomas BURELLI
Résumé : La problématique de la reconnaissance et de la protection des
savoirs autochtones a émergé en droit international dans les années 1980 et a
été consacrée dans des traités internationaux à partir des 1990. La déclaration
de Rio sur l’environnement et le développement (1992) et la Convention sur la
Diversité Biologique (1992) sont ainsi les premiers textes à avoir traité de
cette problématique qui par la suite a été approfondie et développée au sein de
divers forums de négociation dans les champs de l’environnement (CDB), de la
culture et l’éducation (UNESCO), les droits des peuples autochtones (Nations
Unies) ou encore celui de la propriété intellectuelle (OMPI). Il est donc
possible d’observer aujourd’hui un important foisonnement de règles et de
principes internationaux, fruit de plus de 20 ans de réflexions et de
négociations. Ce foisonnement tranche avec le faible nombre et la qualité des
mesures nationales adoptées pour la mise en œuvre du droit international. En
effet beaucoup d’États n’ont pas adopté de mesures spécifiques pour la
protection des savoirs traditionnels, tandis que d’autres ont adopté des cadres
prometteurs mais parfois limités dans leur portée et leur précision, ce qui
remet en cause leur capacité à encadrer de manière effective et complète la
circulation des savoirs traditionnels. Le cas de la France est emblématique de
ces deux situations dans la mesure où l’État français n’a pour l’heure adopté
quasiment aucune disposition, tandis que des territoires comme la
Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française ont adopté des cadres spécifiques.
Ces derniers ne règlent néanmoins pas toutes les questions et enjeux liés à
l’accès et l’utilisation des savoirs autochtones.
Face à cette situation ambiguë, les acteurs de la recherche et les
communautés autochtones et locales sont en quelque sorte pris entre deux feux.
D’une part l’existence d’un corpus de normes internationales très fourni, et d’autre
part une mise en œuvre de la part des États a priori insuffisante, voire
absente. Dans ce contexte, quelle est l’attitude à adopter pour les chercheurs
et les communautés intéressés par la problématique de l’accès et l’utilisation
des savoirs ?
Doivent-ils s’en tenir à l’état de la mise en œuvre étatique étant
donné que les États sont les autorités responsables de transposer les principes
de droit international en droit interne ? Ou devraient-ils et peuvent-ils
prétendre jouer un rôle plus important ?
Selon nous l’absence de
mise en œuvre au niveau national ou son caractère a priori incomplet ne devrait
constituer ni une fatalité pour les acteurs de la société civile ni une
justification pour ne pas agir.
En effet, la pire des solutions consisterait pour eux dans
l’immobilisme et l’absence de prise en compte des principes de droit
internationaux, ainsi que du changement de paradigme qui en découle. Le cas
récent d’une demande de brevet français ayant reçu le 13 février 2014 un avis
défavorable de la part de l’Office Européen des Brevets (OEB) illustre
parfaitement cette situation. Dans cet exemple précis des chercheurs de
l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), associés à des chercheurs
de l’Institut Louis Malardé basé en Polynésie française, ont mené dans les
années 1990 des enquêtes ethnopharmacologiques auprès des populations locales
afin de déterminer les remèdes traditionnels utilisés pour le traitement de la
gratte ou la Ciguatéra. Les chercheurs ont ainsi pu établir une liste de près
d’une centaine de remèdes (et en particulier le remède le plus communément
utilisé : le faux tabac) à partir desquels ils ont pu identifier un
principe actif utile pour le traitement de la Ciguatéra : l’acide rosmarinique.
Suite à cette collaboration étroite avec les communautés locales et la
découverte de cette molécule, l’IRD a déposé en 2009 une demande de brevet dans
laquelle les communautés n’apparaissent ni comme inventeur ni comme titulaire
du brevet. Si l’apport des communautés est mentionné, c’est à titre d’indice
ayant été largement approfondi par les chercheurs. Finalement après avoir reçu
un avis défavorable de l’Institut National de la Propriété Intellectuelle et de
l’OEB, la demande pourrait être définitivement refusée au cours du mois de juin
2014 si l’IRD ne fournit pas d’élément permettant de remettre en cause
l’évaluation de l’OEB. Si le refus de la demande venait à être confirmé, l’IRD
et les chercheurs impliqués n’auront pas simplement perdu du temps et de
l’argent, mais aussi une part de la confiance des communautés autochtones et
locales, et au-delà du grand public.
Cet exemple, ainsi que le corpus de droit international,
permettent de mettre en évidence la responsabilité et la capacité des acteurs
sociaux dans le cadre de la régulation de la circulation des savoirs
autochtones. Dès lors, dans ce contexte, l’attitude des États constitue en
pratique une opportunité pour les acteurs sociaux de contribuer à l’adoption de
dispositifs adaptés à leurs besoins et leurs attentes. En d’autres termes, les
lacunes juridiques de mise en œuvre du droit international constituent avant
tout, dans ce domaine, des espaces d’opportunités normatives dont les acteurs
sociaux peuvent et devraient selon nous se saisir sans attendre.
Certains chercheurs,
organismes et communautés autochtones se sont d’ailleurs saisis de cette
opportunité. En effet, une très grande variété de pratiques visant à pallier
l’absence de réglementation des États est aujourd’hui observable dans le monde.
Il s’agit, par exemple, de codes de bonnes pratiques, de protocoles de
recherche, d’ententes conventionnelles, voire de véritables institutions,
sortes de bibliothèques chargées de la gestion des savoirs comme l’Agence pour
le Développement de la Culture Kanak en Nouvelle-Calédonie. De fait, une
véritable révolution des règles d’accès et d’utilisation des savoirs
autochtones est progressivement en train de voir le jour, à l’ombre du droit
des États.
Mais alors que ces pratiques
sont souvent mal connues et mal documentées - en raison notamment de leur
ampleur parfois modeste - la question de leur qualité se pose de manière de
plus en plus pressante. Dans ce contexte, seul le temps et leurs usages
permettront de dire si elles participent réellement à l’émergence d’une
nouvelle éthique et d’une réelle refondation des relations avec les
autochtones. Ou s’il ne s’agit, finalement, que d’un mirage quant à la capacité
de changement social des acteurs de la société civile dans ce domaine…
Biographie : Thomas Burelli est juriste et
doctorant à l’université d’Ottawa (Canada) et à l’Université de Perpignan
(France). Il est diplômé en droit de l’environnement (LL.M – 2008), en
anthropologie du droit (Master – 2009) et en propriété intellectuelle (Master –
2012). Il a participé à plusieurs missions de recherche dans l’outre-mer
français (Nouvelle-Calédonie, Guyane et Polynésie française) sur le thème
et l’accès et l’utilisation des ressources génétiques et des savoirs
traditionnels associés.
Ses recherches portent sur la circulation des savoirs traditionnels et sur les relations entre les scientifiques et les communautés autochtones et locales au Canada et en France. Il étudie en particulier les différents instruments et pratiques imaginées pour aménager la transmission des savoirs traditionnels entre autochtones et non autochtones.
Ses recherches portent sur la circulation des savoirs traditionnels et sur les relations entre les scientifiques et les communautés autochtones et locales au Canada et en France. Il étudie en particulier les différents instruments et pratiques imaginées pour aménager la transmission des savoirs traditionnels entre autochtones et non autochtones.